Misbehaving et développement durable : l'effet de dotation
Premier article d’une série dans laquelle je vous propose de découvrir l'économie comportementale et ce qu’elle peut apporter à l’analyse des enjeux du développement durable.
Vous pouvez retrouver ici l’introduction de cette série d’articles et une rapide présentation de l'économie comportementale
Qu’est-ce que l’effet de dotation ?
Le premier effet qu’aborde Thaler dans son livre est l’effet de dotation (endowment effect en anglais). Il utilise l’anecdote suivante pour l’illustrer. Lors d’une discussion avec Richard Rosett, président du département d'économie de son université, ce dernier lui confie qu’il collectionne des bouteilles de vin. Or, un marchand de vin était prêt à lui acheter pour une centaine de dollars certaines bouteilles qu’il avait acquises pour 10. Cependant, il n’en a jamais vendu aucune. Il ajoute qu’il en boit une de temps en temps, mais qu’il ne payerait jamais ce prix pour une bouteille de vin.
À vous, ce comportement pourrait sembler naturel, voire sensé, mais un homo economicus serait interloqué devant pareille déviance. En effet, s’il est possible de vendre une bouteille de vin 100 dollars alors la boire devrait valoir au minimum cela, et dans ce cas on devrait être prêt à acheter la bouteille à ce prix. D’ailleurs, Rosett savait que son comportement contrevenait aux règles de sa propre discipline.
Ce qui apparait dans cette anecdote c’est que le consentement à payer maximum d’un agent pour un bien est typiquement inférieur au prix minimum auquel il accepterait de vendre ce bien lorsqu’il en est propriétaire. On peut avancer deux explications principales, qui souvent se combinent.
Une première est que le coût d’opportunité de ne pas vendre un bien, est généralement moins saillant que le coût à débourser pour l’acquérir, il est vague, hypothétique. Cet effet entre en jeu tant qu’on ne nous a pas soumis une offre pour un bien, alors on ne considère pas le vendre ou on a une idée imprécise de sa valeur.
Une seconde est l’aversion à la perte. L’utilité ressentie pour une perte ou un gain de même valeur n’est pas symétrique. En généralisant, on peut dire qu’une perte fait deux fois plus mal qu’un gain fait bien. Dans ce cas on ne vend pas un bien car notre consentement à accepter une offre est supérieur au prix proposé.
L’effet de dotation se retrouve particulièrement dans le monde du spectacle où le prix de vente des tickets sur le marché primaire est typiquement bien inférieur au prix de revente sur le marché secondaire (désormais légal dans de nombreuses situations). Malgré un prix sur le marché secondaire nettement supérieur à ce qu’un acheteur aurait été prêt à payer sur le marché primaire, il conserve bien souvent sa place.
Nous n’entrerons pas pour le moment dans les détails de ce comportement. Cependant, nous en retrouverons certains mécanismes, notamment l’aversion à la perte dans d’autres articles.
Quelles applications dans le développement durable ?
La première conséquence de ce biais de comportement est le ralentissement du développement des marchés secondaires. Du fait de ce biais, il est moins probable que le consentement à payer et à vendre de deux acteurs se rencontrent. On sait qu’acheter de seconde main peut largement diminuer l’impact de la consommation, mais du fait du biais de dotation, la richesse de l’offre du marché secondaire est diminuée.
Un des grands objectifs de l'économie comportementale est d’offrir des clés pour l’application de politiques publiques (ou de stratégies d’entreprise). On peut imaginer plusieurs types de mesures qui tireraient avantage de l’effet de dotation.
Pour pallier le manque de développement du marché secondaire, une première solution est de favoriser la location. Une autre solution serait de rendre plus saillant le coût d’opportunité de ne pas revendre un vêtement. Si on pense au secteur de la mode, une marque pourrait organiser son propre marché secondaire pour ses vêtements et ainsi fixer et communiquer le prix de revente de ses différentes pièces. Cela peut-être une manière de réduire le risque pour l’entreprise du développement d’un marché secondaire particuliers-à-particuliers.
On peut également utiliser l’effet de dotation pour essayer de s’attaquer au paradoxe de l’eau en bouteille, pourquoi autant (et de plus en plus) de consommateurs choisissent de consommer une eau beaucoup plus chère que celle du robinet ?
Une solution pourrait être d’offrir à tous l’eau potable dont ils ont besoin. L’eau du robinet est si bon marché que boire 1,5 litre d’eau par jour pendant un an coûte 2€ pour une personne. Si les premiers litres de la facture d’eau nécessaire pour boire sont gratuits, cela pourrait modifier le comportement des consommateurs. Si la communication de la mesure est telle que le consommateur considère qu’il a déjà de l’eau potable et qu’il devra payer un supplément pour celle en bouteille alors son comportement changera bien que le calcul monétaire soit toujours le même. De manière plus générale, et peut-être plus réaliste, un travail sur le coût de l’eau du robinet est important car ce n’est pas une information très connue ou facile d’accès pour le consommateur.
Un dernier exemple d’application sont les aides d'État. Plus spécifiquement les aides monétaires fournies par l'État aux particuliers et aux entreprises pour encourager certains comportements. L’effet de dotation montre qu’offrir un chèque utilisable pour une certaine activité et sous certaines conditions (par exemple une rénovation) sera un mécanisme d’encouragement bien plus efficace qu’un crédit d’impôt du même montant après que le comportement a eu lieu. Dans la théorie économique classique c’est déjà le cas, l’argent dans le futur est actualisé en fonction du risque. Mais cette différence est bien plus prononcée en prenant en compte l’effet de dotation. Ne pas entreprendre une activité qui permettrait d’avoir un crédit d’impôt c’est un coût d’opportunité, au contraire, ne pas utiliser un chèque prévu pour cela c’est gaspiller de l’argent.
Ces propositions restent très brutes, il y a de nombreuses questions auxquelles elles ne répondent pas. Leur objectif est simplement d'être un exemple des raisonnements et applications du phénomène étudié.